domingo, 4 de abril de 2010

Philosophie et nouveau théâtre



Patrice Pavis


Philosophy has been in demand during the whole history of theatre. In the last fifty years the following theories have been used: Marxism and dramaturgical analysis, critical theory, structuralism, deconstruction, hermeneutics, semiotics, phenomenology. They all for their part have provided us with important insights for the study of theatre. Recently, two important questions have been raised: performativity and aesthetic experience. In a certain reversal of perspective theatre has become a way of challenging philosophy and leading to new views of performance. A few photos are described in order to illustrate the way philosophy has been influential for the development of contemporary performance.

Chaque nouvelle mise en scène, chaque texte dramatique fraîchement écrit, chaque expérience théâtrale originale nous oblige à repenser le monde, à le reconstruire par l’imagination. Pour construire cet objet minuscule ou dérisoire, ce monde en miniature, nous devons le ramener au nôtre et donc réfléchir (à) ce monde. La philosophie n’est pas loin. Elle s’est d’ailleurs depuis toujours intéressée de près au théâtre, même si, avec Platon par exemple, c’était pour bannir les poètes de la cité, ou avec Aristote pour se méfier du jeu de la représentation.

Il y a longtemps que la philosophie ne se demande plus si le théâtre est littérature ou art autonome, s’il peut représenter le monde, corriger les mœurs,ou bien encore si l’acteur ou le dramaturge est nécessairement, comme l’affirmait Nietzsche, capable d’ « assister soi-même à sa propre métamorphose et agir dès lors comme si l’on était effectivement entré dans un autre corps, dans un autre personnage » (Naissance de la tragédie, §8, p.60). Nous sommes à présent bien éloignés de la suspicion des penseurs grecs, des pères de l’Eglise et des scénophobes de tous poils. Loin donc des grandes questions de la philosophie. Mais le besoin de philosophie demeure ! Pourquoi ?

Le besoin de philosophie :

Est-ce parce que la philosophie nous aide à mieux comprendre la pratique contemporaine du théâtre et de la performance ? Au-delà d’une réflexion normative sur la manière dont le théâtre est censé imiter les actions humaines ou corriger les mœurs, on constate l’utilité de la philosophie dans l’usage quotidien du théâtre du point de vue des créateurs comme de celui des spectateurs. Au-delà des grandes questions sur l’origine et l’essence du théâtre, après les grandes révolutions des sciences humaines des années 1950 à 1970, la philosophie semble s’être fragmentée en une longue série de théories souvent contradictoires et fermées sur elles-mêmes. A chaque époque, à chaque moment historique correspond une philosophie dominante, laquelle s’explicite en diverses théories, voire méthodologies.

• Le marxisme fournit dans les années 1950 et 60 une armature à l’analyse dramaturgique des pièces et des spectacles, analyse inspirée du brechtisme.

• L’école de Francfort (Horkheimer, Adorno, Habermas) prolonge les études marxistes. La réception américaine de la Critical Theory incite à critiquer l’idéologie des œuvres, à examiner leur potentiel émancipateur, tout en critiquant sans trêve ses présupposés et la situation dans laquelle elle est employée. Malheureusement, les gens de théâtre y font fait très peu appel, en dépit de l’intérêt de montrer combien les perceptions fausses du lecteur comme du spectateur sont liées à leur emprisonnement cognitif autant qu’idéologique.

• Le structuralisme, dans les années 1960, puis la sémiologie vers 1970-1980, s’appliquent bien à la mise en scène considérée comme système clos et cohérent.

• Par opposition, et quasi simultanément, la déconstruction d’un Derrida, le poststructuralisme et la Théorie Critique qui en découlent, notamment aux Etats-Unis, deviennent un bon outil pour décrire la performance et les pratiques scéniques, lesquelles prennent parfois le nom de « théâtre postdramatique » (Lehmann, 1999).

• La sociocritique, la psychocritique, à la suite des travaux de Goldmann et Mauron, fournissent de précieux modèles d’analyse, trop vite abandonnés

• L’herméneutique d’un Gadamer ou d’un Ricoeur permet d’assouplir les analyses en prenant en compte les attentes du lecteur ou spectateur. La Rezeptionstheorie (théorie de la réception) allemande d’un Jauss ou d’un Iser, systématise l’horizon d’attente du public et établit la suite des concrétisation d’une même œuvre par une série de moments historiques ou de mises en scène.

• La phénoménologie, inspirée de Husserl et de Merleau-Ponty, appliquée au théâtre par Bert States (1987) ou Stan Garner (1994), nous montre la manière dont le spectateur reçoit et traite l’objet esthétique.

Le déplacements des grandes questions


Ces théories continuent à évoluer et donc à influencer à des degrés divers la manière de penser le théâtre. Elles sont cependant souvent « dépassées », ou « survolées », par deux tendances actuelles de la théorisation : la performativité et l’expérience esthétique.

*La théorie linguistique des performatifs, appliquée à la littérature et aux sciences humaines, insiste sur l’action produite par toute énonciation. Qu’il s’agisse de l’identité sexuelle (le rôle sexuel comme acte performatif), gestuelle pour l’acteur ( la gestualité soumise aux mêmes techniques corporelles et esthétiques) ou sociale (les conventions réglant la communication), les performatifs structurent la vie sociale en repérant les actions accomplies à tous les niveaux du comportement humain. D’où le schisme depuis une trentaine d’années entre « theatre studies » et « performance studies »

* L’expérience esthétique du spectateur est censée être le but ultime de l’œuvre d’art, ce qui déplace vers le récepteur le gros des troupes théoriques. Il est vrai que beaucoup d’œuvres récentes dans les arts plastiques ou scéniques exigent du spectateur une activité et une inventivité, pour ne pas dire une patience, que l’oeuvre classique, avec ses règles strictes n’avait pas rendues nécessaires. Cette expérience engage donc le spectateur, y compris sur le plan éthique, puisqu’il doit répondre de l’impact de l’œuvre sur la collectivité. La théorie ou la philosophie ne nous disent toutefois pas comment formaliser et systématiser cet acte réceptif. Souvent l’expérience de la perception est désarmée lorsqu’elle doit mettre en mots ce que le sujet éprouve en affects et en sensations. Il est alors tentant de ramener le texte ou la mise en scène à quelque chose d’ineffable, d’imperceptible, voire de postdramatique : manière de repousser à plus tard sa définition ou sa saisie philosophique.

Renversement de la perspective

La question est de savoir s’il existe aujourd’hui une philosophie, ou même simplement une théorie, qui permette de rendre compte de l’avènement du théâtre postdramatique et de l’élargissement du théâtre occidental à d’autres formes. Il faudrait nous mettre en quête d’une philosophie qui nous offre de nouveaux modèles d’intelligibilité de l’objet « (cultural) performance ». Au-delà d’une philosophie cartésienne du sujet, ou hégélienne de la dialectique historique, le modèle cognitiviste de Lakoff et Johnson (1999) tente de dépasser le dualisme du corps et de l’esprit ; il propose un mode de pensée qui n’oppose plus le sensible et l’intelligible, le percept et le concept, la matérialité concrète et la compréhension abstraite. La mise en scène, et avec elle tout objet spectaculaire ou performatif non identifié, instaure précisément une médiation entre l’abstraction de la philosophie et le concret de l’oeuvre plastique ou gestuelle.

Quel que soit le respect qu’on porte à la philosophie et à tout ce qu’elle éclaire de la création théâtrale, il faut à présent se demander si, inversement, la pratique théâtrale ne nous aide pas à faire aussi une nouvelle expérience de la philosophie, si le travail de l’écriture dramatique ou de la scène ne débouche pas sur quelque inespérée « illumination » philosophique !

On sait que les philosophes, au moins depuis les Lumières, ont souvent été à la fois des littérateurs ou des dramaturges, pratiquant les deux genres avec un égal bonheur (qu’on pense à Diderot, Voltaire ou Schiller). Mais la séparation de corps restait de rigueur, car c’est seulement avec des essayistes comme Blanchot ou Derrida que littérature et philosophie se sont interpénétrées. Les gens de théâtre ont été plus timides, les discours passant pour trop éloignés et mutuellement exclusifs. L’écriture dramatique de philosophes comme Sartre ou Camus reste trop esclave du message à faire passer pour qu’on puisse parler d’une recherche de contenus philosophiques à partir d’expériences dramatiques. En revanche, avec des auteurs comme Beckett ou Novarina, Handke ou Jelinek, la recherche littéraire et dramatique aboutit à une réflexion sur le sens ou l’absurde, à une remise en cause d’un principe philosophique. Un auteur comme Koltès qui passe à tort pour un peintre de la vie des marginaux, teste dans une pièce comme Dans la solitude des champs de coton le principe hégélien de la dialectique, de la contradiction et de l’identité des consciences. Il pousse la déconstruction jusqu’à parodier la disputatio philosophique ou théologique en employant des arguments aussi vides que flamboyants dans l’usage de la théorie. Comment mieux dire la réification, la marchandisation des relations humaines ?

A fortiori, la performance, au sens de Performance art des années 1950 et 60 se donnait comme tâche de contredire et de provoquer des certitudes esthétiques et philosophiques (la représentation, l’identification, la mimèsis notamment). Même sans la radicalité de leurs aînés, beaucoup de metteurs en scène se donnent pour but, parfois sans le savoir et par pure intuition, de faire découvrir grâce à la forme théâtrale une vérité ou une hypothèse philosophique. Ainsi la Digital Performance lance un défi aux notions de présence, d’identité, de personne. Quoi qu’elle raconte, elle ne manque pas de rendre le public attentif à ces notions, le forçant à réévaluer ses certitudes. Ou bien l’écriture dramatique dite chorale : elle détourne le principe de l’échange dialogique, elle produit également un effet inattendu en pulvérisant la notion de sujet ou de locuteur, en ouvrant le texte à des échos innombrables, pas seulement sous-textuels et psychologiques (comme chez Tchékhov), mais polyphoniques et indécidables Se trouve ainsi posée la question de la mobilité du sens, de son espacement quasi derridien. Dans tous ces exemples on retrouve ce procédé de la déconstruction selon le philosophe français : seule la pratique textuelle ou scénique est en mesure de donner une image de ce procédé philosophique si fréquent et aussi difficile à définir qu’un Koan chinois.

Ira-t-on jusqu’à affirmer que le théâtre de recherche provoque toujours la philosophie, la fait avancer ? Serait-ce une trop grande prétention de sa part ? Peut-être pas si l’on admet l’hypothèse de l’apparition depuis la modernité d’un discours hybride, fait de littérature, de théâtre, de théorie critique et d’essai philosophique. Si la mise en scène est non seulement un réglage du sens, mais un « dérèglement des sens », elle est alors un système provisoire, fluctuant, saisi instantanément par un collectif d’artistes pour un collectif de spectateurs. En essayant plusieurs « solutions », elle révèle quelques principes de sa construction, et donc des clés philosophiques qui en retour aideront à l’ouvrir. Ainsi donc la philosophie n’est pas seulement nécessaire aux spectateurs pour intégrer ces savoirs hétérogènes, mais elle a besoin, pour bouger, de la création fictionnelle ou de l’essayage de la mise en scène, et de la création artistique.

Entre philosophie et théâtre, la dispute éternelle ne fait pourtant que commencer.



Bibliographie

GARNER, S. 1994. Bodied Spaces, Phenomenology and Performance in Contemporary Drama. Ithaca : Cornell University Press.
JAUSS , H.-R. 1977. Asthetische Erfahrung und literarische Hermeneutik. München : Fink Verlag.
LAKOFF , G. / JOHNSON, M. 1999. Philosophy in the Flesh. Basic Books.
LEHMANN , Hans Th. 1999. Postdramatisches Theater. Frankfurt: Verlag der Autoren.
NIETZSCHE , F. 1977. Naissance de la tragédie. Paris : Gallimard.
STATES, B. 1987 Great Reckonings in little rooms, Berkeley : University of California Press.

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