Pensées du jeu
Laurence Marie
Centre de recherches sur l’histoire du théâtre université Paris IV-Sorbonne, 1er et 2 octobre 2003
Le colloque « Pensées du jeu », organisé par Denis Guénoun à la Sorbonne, avait pour vocation d’appréhender l’art de l’acteur de ses origines antiques à nos jours, dans la diversité de ses formulations théoriques et de ses réalisations pratiques. L’analyse de traités, de pièces de théâtre et de comptes rendus de représentations a permis d’esquisser l’élaboration progressive d’une doctrine du jeu théâtral, à partir d’une réflexion sur les virtualités de celui que Diderot appelait le « pantin merveilleux dont le poète tient la ficelle ». Les discussions animées qui ont ponctué les communications, distribuées pour la plupart selon une perspective diachronique, ont nettement fait apparaître de nombreuses passerelles, parfois inattendues, entre des approches pourtant fort différentes. Ont ainsi été approfondies des questions essentielles : celle du corps de l’acteur, enveloppe à la fois vide et pleine, dont les caractéristiques physiques préexistent à la fiction montrée sur scène ; celle des stratégies mises en place pour faire effet sur le public, par le biais d’une gestuelle et d’une déclamation particulières ; et enfin celle de l’inscription de l’acteur dans le temps théâtral et historique.
Marco Baschera (Zurich) a ouvert la première journée en s’interrogeant sur l’association entre le jeu et le regard opérée par le mot allemand désignant l’acteur, « der Schauspieler ». L’acteur apparaît ainsi comme l’objet d’un dédoublement imperceptible entre un corps réel vu par le spectateur et le corps fictif du personnage : il devient signe, tout en conservant sa matérialité physique. C’est précisément cette volonté de faire advenir un corps qu’a mise en avant Thomas Dommange (CNRS), pour comparer l’acteur au prêtre de la liturgie médiévale. Le prêtre se ferait acteur en montrant aux fidèles le linceul blanc symbole du corps absent du Christ ressuscité ; réciproquement, la pratique de l’acteur viserait à accomplir une résurrection par l’incarnation scénique d’un corps éternel. Ola Forsans (Paris) a alors montré que le modèle poétique italien, diffusé par Luigi Riccoboni à partir de 1716 et consacré autant à la comédie qu’à la tragédie, privilégie le naturel sur l’artifice et préconise l’identification du comédien à son rôle, sans exclure toutefois l’intervention du jugement dans le jeu. Selon l’analyse de Nathalie Rizzoni (Paris IV, CNRS), les pièces du théâtre de foire de la même période (celles de Panart, Lesage et Fuselier notamment) présentent, au-delà du simple divertissement, une théorie en action de l’art du comédien : moquant la déclamation boursouflée de la tragédie, les auteurs insistent sur l’importance de la voix et du regard, et réfléchissent sur la nécessité d’une conformité physique de l’acteur avec son rôle. Suite à cette intervention, Pierre Frantz (Paris IV) a précisé que, si la réflexion sur le jeu est d’abord impulsée par la comédie, une pensée spécifique au jeu tragique s’élabore dès les années 1730-1740, qui tente de penser la tragédie sans la déclamation. Sabine Chaouche (Paris, CNL) s’est alors attachée à démontrer que le jeu tragique au XVIIIe siècle n’a pas seulement pour but de faire naître l’illusion en s’appuyant sur le vraisemblable, mais veut faire sensation par le biais d’un jeu spectaculaire qui n’hésite pas à déroger aux règles classiques.
En élaborant diverses stratégies de séduction du public, les auteurs de traités sur la tragédie chercheraient à définir le génie comme étant le propre d’un jeu singulier, inimitable et toujours en devenir. Sophie Marchand (Paris IV) a étudié la manière de jouer les pleurs à la même époque, au sein d’un protocole théâtral fondé sur le pathétique entendu comme esthétique de l’effet. Le paradoxe diderotien, qui récuse l’identification sensible de l’acteur à son rôle, s’est vu réévaluer à la lumière de la définition encyclopédique de l’enthousiasme par Cahusac : contre toute réduction éthique et techniciste du jeu pathétique, le jeu des larmes apparaît comme la recherche d’une énergie efficace fondée sur la langue des passions. Ces questions sont également évoquées de manière originale par le Manuel théâtral d’Aristippe, publié en 1826 (Julia Gros de Gasquet, Tours) : en choisissant l’ordre alphabétique, l’ouvrage invite le lecteur à examiner hors de tout système la déclamation, la sensibilité du comédien et son éventuelle identification au personnage. La réflexion s’est poursuivie à propos du XXe siècle avec Jean-Loup Rivière (ENS Lyon et conservatoire de Paris), qui a répertorié les emplois du terme « sentiment » chez Jouvet, en lien avec la pensée. Le sentiment serait ainsi conditionné (il advient si le comédien a un besoin intérieur de dire le texte), impersonnel (le comédien éprouve pour les autres le sentiment d’un autre, l’auteur), dynamique (seul importe son degré de charge) ; enfin, il est non pas une émotion, mais la recherche d’une correspondance entre l’état physique de l’acteur et celui de l’auteur.
La seconde journée du colloque a débuté par une analyse du lien problématique unissant la comédienne et son identité sexuelle (Corinne François-Deneve, Paris IV). Dans les romans de la seconde moitié du XIXe siècle, la comédienne est perçue à la fois comme une actrice de métier et une femme trompeuse: elle ne cesse en effet jamais d’être une femme, ce qui met en question la possibilité de sa réhabilitation morale. La prise en compte de la matérialité particulière au corps de l’acteur ou de l’actrice a été approfondie par Sylvie Chalaye (Rennes II) à travers le « jeu du Noir ». D’abord jeu burlesque de Blancs qui se griment en noir avec les Black Face Minstrels américains à la fin XVIIIe siècle, ce sont dans l’entre-deux-guerres les Noirs qui jouent au Noir et offrent aux Blancs l’image caricaturale qu’ils attendent. Le recours discret à l’ironie montre cependant que les acteurs noirs, loin d’entériner la domination des Blancs, utilisent le « jeu du Noir » pour occuper une scène dont ils sont tenus à l’écart. Georges Banu (Paris III) est alors brièvement revenu sur les rôles tenus par les comédiens noirs contemporains. Si le choix de Roger Blin de faire jouer des acteurs de couleur dans Les Nègres de Jean Genet tirait son sens du contexte anticolonialiste des années 1960, mettre en scène un Apementus noir dans Timon d’Athènes a permis à Peter Brook, bien plus que de mettre l’accent sur la marginalité du personnage, de jouer d’une matière physique particulière. De même, l’absence d’acteurs noirs dans les spectacles d’Ariane Mnouchkine serait le résultat d’une sélection picturale au sein de la palette de couleurs offerte par les origines ethniques des membres de la troupe. Dans sa communication, Georges Banu a considéré, selon une autre perspective, la prise en compte des caractéristiques physiques propres à l’acteur. La mise en scène est, selon lui, le résultat de la construction d’un âge dramaturgique au croisement de l’âge biographique de l’acteur et de l’âge textuel du personnage. Historiquement, à l’écart entre ces deux âges, qui glorifiait l’art de l’acteur spécialisé dans certains emplois, s’est substitué un rapprochement des âges consécutif au développement de la mise en scène. Aujourd’hui, les metteurs en scène jouent délibérément avec les âges, à la fois pour corriger les écarts de perception d’une époque à une autre (avoir cinquante ans au XVIIe siècle ne signifiant pas la même chose qu’au XXe siècle), utiliser l’âge d’un acteur comme un fait de mémoire (le spectateur allemand verrait dans Minetti jouant Faust un acteur qui a traversé le théâtre allemand) ou encore transformer la scène en un miroir des âges faisant contraster les corps et les parcours des acteurs. Abordant un autre aspect du rapport du théâtre au passage du temps, le spécialiste de Bergson Alain Panero (Amiens) a proposé son interprétation de la temporalité du jeu : une mise en scène réussie tiendrait compte de synchronisations plus complexes que le temps de l’horloge, en refusant en particulier le synchronisme superficiel du jeu social. L’ancrage historique et idéologique de certaines pratiques théâtrales a été l’objet de la communication d’Aude Pichon (Manchester) : l’actualisation de la théorie de Jacques Copeau dans la pratique de son collaborateur Léon Chancerel, à l’origine du jeu dramatique scout, met en question la dimension artistique d’un théâtre perçu comme l’expression d’une classe sociale.
Enfin, plusieurs intervenants se sont intéressés à la gestuelle et à la voix de l’acteur. Retraçant l’histoire de la théorisation de la pantomime, Hélène Laplace-Claverie (Paris IV) a analysé les relations complexes qui unissent le geste et la parole, de Lucien de Samosate au triomphe du mime Debureau au XIXe siècle. Anne Penesco (Lyon II) a montré comment, pour l’acteur Mounet-Sully, la voix doit être un instrument au service du texte, et la parole devenir chant sans cesser d’être parole. L’expression des passions au sein des limites de la mesure musicale pose des problèmes de représentation qu’a rappelés Laura Naudeix (Angers) à propos du jeu du chanteur lyrique français, traditionnellement associé au bien dire. Denis Guénoun (Paris IV) a rapproché les théories de l’acteur élaborées par Proust et par Novarina pour montrer qu’elles traitaient toutes deux du statut de la parole et de son énergie : on assisterait à un «désagissement» de l’acteur qui, n’étant plus sujet souverain de l’action, exprimerait par la parole le vide profond de son être.
Au fil de ces deux journées, la confrontation incessante entre la théorie et les réalisations scéniques a eu le mérite de faire progressivement émerger un portrait de l’acteur aux contours plus nets, qui vient éclairer des pratiques de jeu mal connues jusque très avant dans le XIXe siècle. Avant les premiers enregistrements sonores et l’utilisation de la photographie n’existe en effet aucune image entièrement fiable du comédien en action : les témoignages iconographiques s’inspirent largement des codes gestuels de la Méthode pour apprendre à dessiner les passions de Charles Lebrun élaborée au XVIIe siècle, sans compter que l’imagination du graveur ou du peintre vient déformer davantage cet infidèle reflet. Penser le jeu à partir de points de vue multiples aura permis de rectifier un certain nombre d’erreurs de perspective.
Laurence Marie, « « Pensées du jeu » », Labyrinthe, 18
2004 (2), [En ligne], mis en ligne le 24 juin 2008. URL : http://labyrinthe.revues.org/index223.html. Consulté le 14 juillet 2010.
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